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Channel: Cinéma – Je ne sais rien, mais je dirai tout
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Mes souvenirs de Jacques Rivette

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De toute la bande des Cahiers et de la Nouvelle vague, il était peut-être le cinéaste le plus chimiquement pur. Les films de Truffaut et Chabrol auraient pu être des romans, ceux de Rohmer du théâtre, ceux de Godard de la musique ou de l’art contemporain… Ils étaient aussi du cinéma bien sûr, et le propos n’est pas de les minimiser mais il me semble que les films de Rivette, malgré leurs emprunts massifs au théâtre, ne peuvent être autre chose que du cinéma. Cela tient à sa méthode et à sa vision : le sens des durées, la liberté offerte aux acteurs et actrices, le rapport étroit entre le temps et l’espace, le temps pris par un personnage pour accomplir une action, penser et délivrer une parole, parcourir une distance, toutes choses qui donnent au spectateur la sensation de voir le film se faire et s’inventer en direct, au moment où on le voit et qui fait que rarement ailleurs que chez Rivette, le spectateur n’a le sentiment de collaborer à l’achèvement du film, tout cela ne peut exister que dans l’expérience du film en cours de projection et nulle part ailleurs. Le cinéma, c’est du temps et de l’espace et de la réalité captée par la caméra et Jacques Rivette n’aura eu de cesse de travailler avec ces matériaux-là.

Pudique et secret

Rivette était aussi le plus secret, avare d’entretiens, rétif aux photos, méfiant envers la médiasphère, gardien intransigeant de sa vie privée (il partageait ce trait avec son meilleur ennemi Rohmer). Seule comptait l’œuvre. Dans une époque de la dictature du « people », cette position l’honorait, en faisait un artiste et un être précieux, fidèle à une éthique et à des principes, mettant en accord ses idées et ses actes, chose tellement rare. Je me souviens l’avoir croisé plusieurs fois dans le métro, seul, faisant mine de ne pas me reconnaitre non par arrogance mais tout au contraire par timidité, pudeur. Je le voyais aussi dans une caféteria près des Champs-Elysées, toujours seul, mangeant son yaourt et sa pomme, sortant sans doute d’une séance de cinéma dans ce quartier de l’Etoile qui fut celui des Cahiers originels et je me disais toujours que Rivette était un moine-soldat du septième art, un des Fioretti de son cher Rossellini qui aurait troqué le cloître contre la salle de ciné.

Il aimait donner le temps au temps

J’ai eu la chance et l’honneur de l’interviewer deux fois, dont une fois dans des circonstances sortant de l’ordinaire : il était venu au journal où il n’y avait pas de lieu convivial pour discuter deux ou trois heures, il ne voulait pas aller dans un café, j’habitais à deux pas… En trente ans de carrière, j’ai interviewé les gens chez eux, dans leurs bureaux, chez leur agent, dans des hôtels, des bars, des cafés, des voitures, au resto, mais cet entretien avec Rivette est le seul et unique réalisé chez moi – ce qui dit beaucoup sur la singularité et l’humilité désintéressée de cet homme. Comme Rohmer, il n’aimait pas se faire prendre en photo, mais il avait finalement accepté à la seule condition de ne pas devoir poser. Renaud Monfourny l’avait shooté sur le court chemin des Inrocks à mon domicile, courant et transpirant pour tenter de saisir la bonne image du cinéaste en train de marcher et d’éviter soigneusement de regarder l’objectif. Rivette accordait peu d’entretiens mais quand c’était oui, c’était franc et massif : on discutait de tout, mais surtout de cinéma, c’était toujours intelligent, vif, fulgurant et on prenait le temps qu’il fallait, comme dans ses films. Il est parti l’année où le génial Out1 Noli me tangere est enfin sorti de l’ombre, perdant son statut de talisman réservé aux initiés, gagnant une visibilité démocratique… Comme si Rivette, maître et théoricien de l’inachèvement, avait souhaité parachever l’accès du public à toute son œuvre avant de nous quitter.


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